19 Sep Le monde invisible de Primo Levi
Dans cet article extrait du « métier des autres », Primo Levi se souvient de son enfance et d’un microscope reçu en cadeau. Tout y passe : cheveux, morceaux de peau, ailes d’insecte, jusqu’à ce que Primo Levi découvre stupéfait le monde invisible de l’eau. C’était bien avant le lancement de la mission Bougainville. Notre émerveillement est resté identique :
« …
Dans l’eau des vases de fleurs aussi, il y avait du mouvement, et celui-ci était loin d’être solennel et ordonné comme la création des cristaux. C’était un mouvement turbulent et tourbillonnant, à vous couper le souffle : un pullulement d’autant plus frénétique que l’eau du vase était croupie. Je les tenais enfin les animalcules promis par mon manuel : je pouvais les reconnaître sur les illustrations gracieuses, minutieuses, un peu idéalisées et patiemment coloriées à l’aquarelle … Il y en avait de gros et de tout petits : certains traversaient le champ du microscope en un éclair, comme s’ils étaient pressés d’aller je ne sais où, d’autres flânaient paresseusement comme s’ils étaient en train de paître, d’autres enfin tournaient stupidement sur eux-mêmes.
Les plus gracieux étaient les vorticelles : de minuscules calices transparents qui oscillaient comme fleurs au vent, reliés à un fétu par un filament long mais si fin qu’il était à peine visible. Pourtant il suffisait d’une secousse infime – effleurer de l’ongle le fût du microscope – pour que le filment se contracte brusquement en une spirale et que le calice se referme. Au bout de quelques instants, comme si la peur lui était passée, l’animalcule reprenait son souffle, le filament s’allongeait à nouveau, et en regardant bien on distinguait le petit tourbillon dont les vorticelles tirent leur nom : des petites poussières indistinctes roulaient autour du calice, et certaines semblaient y être prises au piège. De temps à autre, comme si la sédentarité commençait à lui peser, une vorticelle levait l’ancre, retirait son filament et partait à l’aventure. C’était exactement une bête comme nous, qui se déplaçait, réagissait mue par la faim, la peur ou l’ennui.
Ou par l’amour ? Le soupçon m’en vint, suave et intimement troublant, le jour où, pour la première fois j’allais jusqu’au Sangone à bicyclette, rapportant à la maison un échantillon d’eau stagnante et de sable du torrent, qui en ce temps-là était propre. Il recelait des monstres : d’énorme vers mesurant presque un millimètre de long, qui se tordaient comme sous la torture ; d’autres bestioles transparentes, visibles à l’œil nu comme de petits points écarlates, qui se révélaient au microscope hérissées d’antennes et de toupets et avançaient par bonds comme puces naufragées.
Mais c’était les paramécies qui tenaient le devant de la scène ; effilées, agiles, tordues comme de vieilles savates, elles filaient à une telle vitesse que pour les suivre il fallait réduire le grossissement : elles naviguaient sur l’océan de leur goutte d’eau en tournoyant sur leur axe, heurtaient les obstacles, faisaient aussitôt demi-tour et repartaient comme des hors-bords emballés. Elles semblaient lancées à la poursuite de la lumière et de l’air, solitaires et affairées : mais j’en vis deux ralentir leur course comme si elles s‘étaient aperçues, comme si elles s’étaient plu ; je les vis se rapprocher, adhérer étroitement l’une à l’autre, et poursuivre leur voyage ensemble à un rythme plus lent. Comme si en cette aveugle union elles échangeaient quelque chose, et en tiraient un infinitésimal et mystérieux plaisir.
… »
Primo Levi
Le métier des autres
Notes pour une redéfinition de la culture
Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger
Nous avons demandé leur avis sur ces observations à Noan Le Bescot de « Plankton Planet » inventeur du microscope Curiosity et à Sahima Hamlaoui chargée d’études au Muséum National d’Histoire Naturelle et spécialiste des micro-algues
Dans sa description des vorticelles, Levi laisse imaginer qu’on assiste au repas d’une vorticelle (les poussières indistinctes qui roulent autour du calice). Est-ce le cas ?
Primo Lévi fait une description très poétique des vorticelles. Ce qu’il observe au microscope est une partie de la vorticelle, le « péristome » orné d’une couronne de cils, qui crée des courants d’eau pour attirer des particules alimentaires dans son calice. Les « poussières indistinctes » dont il parle sont des particules qui flottent dans l’eau et qui pourraient être de la matière organique que la vorticelle capture pour se nourrir. En ce sens, on pourrait dire que l’on « assiste » à la collecte du repas de la vorticelle mais Primo Lévi se concentre davantage sur la beauté et la complexité du mouvement que sur un véritable repas (il ne précise pas clairement ce que sont les particules en question ni ce qu’elles deviennent).
Du coup, oui, la description de Lévi laisse imaginer une vorticelle en train de se nourrir, même si ce n’est pas explicite, et c’est surtout la dynamique du mouvement et la structure de l’organisme qui retient son attention.
Comment les vorticelles sont-elles ancrées au fond ? pourquoi se détachent elles régulièrement ?
Dans la nature, les vorticelles sont souvent ancrées par un pédoncule à un substrat, comme une plante ou une pierre. La contraction « en ressort du pédoncule est bien décrite par Lévi et permet à la vorticelle de rester fixée tout en ayant une certaine mobilité. Il mentionne que les vorticelles sont attachées par ce filament à un point fixe, mais qu’elles se détachent régulièrement pour une raison spécifique. Dans l’environnement, elles se contractent et se détachent lorsqu’un danger s’approche, notamment en présence de perturbations ou de signaux perçus comme des menaces. Cette capacité à se détacher est une forme de défense. Lorsqu’elles détectent une perturbation dans leur environnement, elles rétractent rapidement leur filament et se détachent du substrat pour éviter d’être emportées ou endommagées. Du coup, ce mouvement de détachement régulier est en fait un mécanisme de survie.
Que sont les petits points écarlates hérissés d’antennes qui avancent par bonds comme des puces ?
Les « petits points écarlates hérissés d’antennes qui avancent par bonds comme des puces » sont référence à des rotifères, des micro-organismes multicellulaires. Ils se distinguent par leur mouvement saccadé et rapide, semblable à celui des puces, ainsi que par leur apparence caractéristique avec des cils ou antennes à l’avant.
Les rotifères se déplacent souvent en « bondissant » ou en se propulsant grâce à leurs cils, et leur couleur écarlate provient des pigments présents dans leur corps. Tout savoir, absolument tout, sur les rotifères : https://images.cnrs.fr/video/60
Comment les paramécies détectent elles la présence d’un de leur semblable ?
Les paramécies sont unicellulaires, du coup elles n’ont pas de système nerveux complexe comme les animaux, mais elles ont des mécanismes sensoriels dits rudimentaires.
Elles utilisent principalement :
- Réactions chimiques (chimiotaxie) : Elles sont sensibles à des signaux chimiques dans leur environnement, comme des substances libérées par d’autres paramécies. Si une paramécie libère certains composés chimiques, cela peut attirer (chimiotaxie positive) ou repousser (chimiotaxie négative) une autre paramécie.
- Mécanorécepteurs : Elles possèdent des récepteurs sur leur membrane cellulaire qui leur permettent de détecter des changements mécaniques dans leur environnement, comme des perturbations dans l’eau causées par la proximité d’autres organismes. Par exemple, si deux paramécies se heurtent ou se rapprochent, elles peuvent sentir les vibrations ou la pression exercée par cette rencontre.
- Cils : Les cils qui couvrent la surface de leur corps ne sont pas seulement des organes de locomotion, mais aussi des outils sensoriels. Les mouvements d’autres cellules ou particules dans l’eau sont perçus via les cils, permettant à la paramécie d’adapter son comportement, en se dirigeant vers ou s’en éloignant.
C’est dit rudimentaire, mais en fait c’est super efficace !
Pourquoi les paramécies nagent elles côte à côte ?
Encore une fois, la réponse peut être la chimiotaxie : les paramécies sont attirées par certains signaux chimiques dans l’eau, ce qui peut les amener à nager ensemble si elles se dirigent toutes vers la même source de nutriments ou vers des conditions environnementales favorables.
Une autre explication pourrait être leurs mécanismes de reproduction (conjugaison) : lorsque les paramécies se trouvent côte à côte, cela peut être une étape de leur reproduction sexuée, appelée conjugaison. Pendant la conjugaison, deux paramécies s’alignent côte à côte et échangent du matériel génétique via une sorte de « pont » cytoplasmique. Cela leur permet d’assurer une recombinaison génétique.
Tout savoir sur l’hérédité chez les paramécies avec Éric Meyer : https://www.dailymotion.com/video/x1zcret
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